8

 

 

 

La nuit se passa sans incident. Au matin, Reith et Zap 210 allèrent prendre leur petit déjeuner au café du quai. Le ciel était sans nuages ; la lumière fumeuse du soleil plaquait des ombres noires derrière les hautes maisons et miroitait sur l’eau. La jeune fille paraissait moins sombre que d’habitude. C’était avec intérêt qu’elle observait les porteurs, les camelots, les marins et les étrangers.

— Que penses-tu des ghian, maintenant ? lui demanda Reith.

Aussitôt, elle retrouva sa gravité.

— Les gens ne se conduisent pas du tout comme je m’y attendais. Ils ne courent pas dans tous les sens, le soleil n’a pas l’air de les rendre fous. Bien sûr… (elle hésita)… ils ont très souvent un comportement malséant mais personne n’a l’air de s’en offusquer. Je suis stupéfaite par la façon dont les filles s’habillent. Elles sont d’une effronterie… comme si elles voulaient attirer l’attention. Et là, encore, personne n’est scandalisé.

— C’est tout le contraire.

— Jamais je ne pourrai me conduire de cette façon, répliqua-t-elle d’un air pincé. Tiens ! Cette fille qui s’approche… regarde comme elle marche !… Pourquoi a-t-elle cette attitude ?

— C’est dans sa nature. Et elle veut aussi que les hommes la remarquent. Ce sont là des instincts que le diko a supprimés chez toi.

Elle protesta avec une véhémence inusitée :

— Maintenant, je ne mange plus de diko et je n’ai pas de tels instincts !

Reith, le sourire aux lèvres, laissa son regard errer sur le quai. La fille sur laquelle Zap 210 avait attiré son attention ralentit le pas, lissa la ceinture orange qui marquait sa taille, sourit au Terrien, regarda Zap 210 avec curiosité et s’éloigna d’une allure nonchalante.

Zap 210 lorgna du côté de Reith, ouvrit la bouche et la referma aussitôt, avant de finir par lâcher :

— Je ne comprends pas les ghian. Je ne te comprends pas. Tu viens de sourire à cette horrible fille. Jamais tu ne… (Elle laissa sa phrase en suspens et enchaîna en baissant le ton :) Je suppose que tu rends ton « instinct » responsable de ta conduite.

L’irritation gagnait Reith.

— Je crois le moment venu de t’expliquer les réalités de la vie. Les instincts font partie de notre bagage biologique et il faut se faire une raison. Les hommes et les femmes sont différents.

Et il poursuivit en lui expliquant le mécanisme de la reproduction. Elle l’écoutait, très raide, les yeux fixés sur les eaux du port.

— Rien de plus naturel, par conséquent, si les gens se plaisent à se comporter de cette manière, conclut-il.

Elle garda le silence. Reith remarqua qu’elle serrait les poings et que ses phalanges étaient blanches.

— Les Khors, finit-elle par murmurer, dans le bosquet sacré… était-ce cela qu’ils faisaient ?

— Je le présume.

— Et tu as voulu que nous partions pour que je ne le voie pas ?

— Eh bien oui. J’ai pensé que cela te dérouterait.

Nouveau silence.

— Nous aurions pu nous faire tuer.

Reith haussa les épaules :

— Cela aurait peut-être pu se produire.

— Et les petites qui dansaient sans vêtements… elles voulaient faire ça ?

— Contre de l’argent, oui.

— Tous les habitants de la surface éprouvent cette chose ?

— La plupart, dirai-je.

— Toi aussi ?

— Bien sûr ! Enfin… parfois. Mais pas tout le temps.

— Alors, pourquoi… pourquoi…

Elle bégayait et ne put aller jusqu’au bout de sa phrase. Reith voulut lui caresser la main mais elle recula brusquement :

— Ne me touche pas !

— Pardon… Mais ne te mets pas en colère.

— Tu m’as amenée dans cet endroit affreux. Tu m’as arrachée à mon existence. Tu faisais semblant d’être gentil, mais tout le temps, tu pensais… tu ne pensais qu’à ça !

— Mais non ! Absolument pas ! Tu te trompes du tout au tout !

Elle le dévisagea en haussant les sourcils d’un air glacial.

— Alors, je te dégoûte ?

Reith leva les bras au ciel.

— Mais bien sûr que non ! En réalité…

— En réalité… quoi ?

Heureusement, Cauch apparut, ce qui créa une diversion fort bien venue.

— Avez-vous passé une bonne nuit ?

— Excellente, répondit le Terrien.

Zap 210 se leva et s’éloigna. Le Zsafathrien se rembrunit.

— Je l’ai offensée ? Qu’est-ce que je lui ai fait ?

— Elle est en colère contre moi. Mais ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien.

— N’en va-t-il pas toujours ainsi ? Mais rassure-toi, bientôt, et pour des raisons tout aussi mystérieuses, elle retrouvera sa douceur. En attendant, je serais curieux de savoir quelle est ton idée en ce qui concerne les courses d’anguilles.

Reith suivit des yeux avec inquiétude Zap 210 qui avait repris le chemin de l’hôtellerie.

— N’est-il pas risqué de la laisser seule ?

— Tu n’as aucune crainte à avoir. On sait, à l’auberge, que vous êtes mes protégés, elle et toi.

— Eh bien, allons voir les anguilles.

— Ce n’est pas encore commencé. Les courses ne débutent qu’à midi.

— Tant mieux.

 

Jamais Zap 210 n’avait été aussi furieuse. Courant presque, elle se précipita à l’intérieur de l’hôtellerie, traversa la salle commune et monta dans sa chambre. Elle ferma rageusement le verrou et alla s’asseoir sur son lit. Pendant dix minutes, elle s’abandonna à sa colère. Puis elle commença à pleurer.

Sans bruit. Des larmes de frustration et de déception ruisselaient le long de ses joues. Elle se prit à songer aux Abris, aux corridors silencieux où l’on croisait des hommes en capes noires qui avançaient d’une allure glissante. Là-bas, personne ne la mettait en colère, nul ne suscitait en elle ni cette excitation ni aucune des étranges émotions qui, à présent, effleuraient parfois son esprit. Si elle y retournait, on lui redonnerait du diko… Elle plissa le front, s’efforçant de se rappeler la saveur des petites gaufres croustillantes.

Mue par une impulsion subite, elle se leva et se planta devant le miroir fixé au mur. La veille au soir, elle s’était examinée sans beaucoup d’intérêt. Le visage que lui renvoyait la glace était un visage – des yeux, un nez, une bouche, un menton. Mais cette fois, elle s’étudia avec passion. Elle caressa les boucles brunes qui lui tombaient sur le front, les lissa du bout du doigt, attentive à l’effet qu’elles produisaient. La figure dont le miroir lui renvoyait le reflet était celle d’une étrangère. Elle se remémora la fille au corps souple qui avait regardé Reith avec tant d’insolence. Elle portait un vêtement bleu, collant au corps, qui n’avait aucun rapport avec sa propre tunique grise et informe. Zap 210 se déshabilla. Maintenant, elle n’avait plus que sa tunique blanche. Elle pivota sur elle-même, s’examinant sous tous les angles. Indiscutablement, elle avait l’air d’une étrangère. Que penserait Reith s’il la voyait à présent ?

L’évocation du Terrien fit renaître sa rage. Il la considérait comme une enfant – peut-être même comme quelque chose d’encore plus ignoble – mais les mots lui manquaient pour formuler ce concept. Elle palpa son corps, les yeux braqués sur le miroir, émerveillée du changement qui s’était produit en elle… Son projet de retourner aux Abris s’estompa. Les zuzhma kastchaï la confineraient dans les ténèbres. Et si, par chance, on lui laissait la vie sauve, elle serait de nouveau au régime du diko. Ses lèvres esquissèrent une grimace de dégoût. Non ! Plus de diko !

Mais cet Adam Reith qui la trouvait repoussante au point de… Son esprit broncha et elle n’alla pas jusqu’au bout de sa pensée. Qu’allait-il advenir d’elle ? Contemplant l’image que lui renvoyait le miroir, elle s’apitoya sur la fille aux cheveux noirs, aux joues creuses et au regard triste qui lui faisait face. Si elle quittait Adam Reith, comment réussirait-elle à survivre ?

Elle remit sa robe grise et décida de ne pas mettre son turban orange mais de s’en servir comme d’une ceinture. C’était la mode des filles d’Urmank. Elle s’examina de nouveau. Cela lui allait bien. Qu’en penserait Adam Reith ?

Elle ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir et sortit. La salle commune était vide, exception faite d’une vieille qui grattait le plancher avec une brosse et poussa un grognement de mépris à sa vue. Zap 210 pressa le pas.

Une fois dehors, elle hésita. C’était la première fois qu’elle était seule dans la rue. C’était excitant mais, aussi, un peu effrayant. Des débardeurs étaient en train de décharger un bateau. Ni son vocabulaire ni son stock d’adjectifs ne contenaient l’équivalent de « pittoresque » ou de « baroque » : néanmoins, le spectacle de l’embarcation camarde oscillant au gré des flots la ravit. Elle poussa un profond soupir. Qu’elle soit ou non un monstre, qu’elle soit ou non repoussante, jamais elle ne s’était sentie aussi vivante. Le ghaun était un endroit sauvage et cruel – sur ce point, les zuzhma kastchaï n’avaient pas menti – mais comment choisir de retrouver les Abris après avoir goûté la lumière dorée du soleil ?

Elle suivit le quai en direction du café, cherchant timidement à retrouver Reith. Elle n’avait pas encore décidé de ce qu’elle lui dirait. Peut-être passerait-elle simplement devant lui avec un regard hautain pour qu’il comprenne le peu de valeur qu’elle attachait à son opinion… Mais Reith n’était pas là. Alors, un affreux sentiment de peur s’empara d’elle. Avait-il profité de l’occasion pour disparaître, pour se débarrasser d’elle ? Dans sa panique, elle avait envie de crier : « Adam Reith ! Adam Reith ! » Elle n’arrivait pas à admettre que la silhouette rassurante du Terrien, tendue, si économique dans ses mouvements, fût invisible…

Quand elle se retourna, elle heurta quelqu’un – un colosse portant des pantalons bouffants de cuir sombre, une chemise blanche et un gilet de brocart marron. Une petite calotte était plantée de guingois sur son crâne chauve. L’inconnu poussa un grognement quand elle le télescopa et, la prenant par les épaules, il la repoussa.

— Tu as l’air bien pressée, fit-il. Où vas-tu comme ça ?

— Je ne vais nulle part, balbutia-t-elle. Je cherchais quelqu’un.

— Eh bien, c’est moi que tu as trouvé. Et tu peux dire que tu as de la chance ! Viens, je n’ai pas encore pris mon petit verre de vin matinal. Après, on parlera affaires tous les deux.

Zap 210, indécise, était comme frappée de paralysie. Elle essaya de se libérer de l’étreinte de l’homme mais celui-ci ne fit que la serrer davantage. Elle grimaça.

— Viens, répéta-t-il.

Et il l’entraîna vers une stalle proche. Elle le suivit en trébuchant.

Il fit un signe et on apporta un pichet de vin blanc accompagné d’une assiette de friture.

— Mange ! ordonna l’homme. Bois. Je n’impose de limites à personne, qu’il s’agisse de faire du butin ou de se rencontrer à poings nus. (Il lui versa un généreux verre de vin.) Avant d’aller plus loin, je voudrais connaître tes prix, reprit-il. Certaines de tes consœurs, sachant que je me nomme Otwile, ont ni plus ni moins tenté de m’escroquer – et mal leur en a pris, je peux me permettre de le dire. Alors, quel est ton tarif ?

— Mon tarif pour quoi ? demanda Zap 210 dans un souffle.

Les yeux bleus d’Otwile s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise.

— Eh bien, toi, tu n’es pas ordinaire ! De quelle race es-tu ? Tu es trop pâle pour une Thang et trop svelte pour une Grise.

Zap 210 baissa la tête. Elle prit une gorgée de vin et se retourna dans l’espoir de voir Reith.

— Mais c’est qu’elle est timide ! s’écria Otwile. Et d’une délicatesse !

Il se mit à bâfrer. La jeune fille fit mine de se lever.

— Assieds-toi ! lui ordonna-t-il d’une voix tranchante. (Et elle se hâta d’obéir.) Bois !

Elle but. Jamais elle n’avait goûté quelque chose d’aussi fort.

— Voilà qui est mieux, déclara Otwile. Maintenant, on se comprend tous les deux.

— Non, protesta Zap 210 d’une voix faible. Il n’y a pas de compréhension entre nous. Mon désir n’est pas d’être là. Que veux-tu de moi ?

De nouveau, le colosse lui décocha un regard incrédule.

— Tu ne sais pas ?

— Non, bien sûr. À moins que… que tu ne penses à… à ça ?

L’autre s’esclaffa.

— C’est justement à cela que je pense – et à rien d’autre.

— Mais… j’ignore tout de ces choses ! Et je ne veux pas les apprendre.

Otwile cessa de manger.

— Une vierge ! s’écria-t-il avec stupéfaction. Une vierge qui porte l’écharpe !

— Je ne savais pas ce que la ceinture signifiait… Il faut que je m’en aille… Je dois retrouver Adam Reith.

— Eh bien, tu m’as trouvé – et c’est quand même mieux ! Reprends du vin et détends-toi. Aujourd’hui sera un jour à marquer d’une pierre blanche. Tu te le rappelleras toute ta vie.

Il remplit les verres.

— D’ailleurs, nous nous détendrons ensemble. Tu veux que je te dise ? Je me sens tout émoustillé !

 

Les marchands du bazar poussaient chacun une sorte de hululement particulier pour attirer l’attention de la pratique.

— Ils chantent ? demanda Reith à Cauch.

— Non. Ce sont seulement des cris destinés à vanter la marchandise. Les Thangs ne sont guère musiciens. En vérité, les appels des marchandes de poissons sont inventifs et émotionnels. Écoute… Vois comment chacun essaye de faire mieux que l’autre !

Reith reconnut que certaines de ces modulations étaient d’une rare complexité.

— Un jour ou l’autre, les socio-anthropologues enregistreront et analyseront ces appels. Mais pour le moment, les anguilles m’intéressent davantage.

— Je n’en doute pas. Mais, à cette heure, elles se reposent.

Ils traversèrent l’esplanade et s’immobilisèrent devant les tables de jeu, la citerne et le toboggan. Reith remarqua de l’autre côté du mur la ramure d’un vieux psilla noueux.

— Je voudrais jeter un coup d’œil par-derrière.

— Je comprends pleinement ta curiosité, rétorqua Cauch. Mais je croyais que c’étaient les courses d’anguilles qui devaient accaparer toute notre énergie ?

— Je ne dis pas le contraire. Il y a une porte qui s’ouvre dans le mur en face du marchand d’amulettes. Tu m’accompagnes ?

— Bien sûr. J’ai toujours eu la soif d’apprendre.

Ils longèrent la vieille muraille qui avait jadis été revêtue d’un parement de faïences brunes et blanches. À présent, la plupart des carreaux étaient tombés, révélant la brique sombre de l’infrastructure. Ils franchirent le portail et pénétrèrent dans la Vieille Ville. C’était un quartier de bicoques construites avec des briques de récupération, des fragments de pierres, des morceaux de poutres disparates. Certaines n’étaient plus que des ruines abandonnées ; d’autres étaient en cours de réédification. C’était un cycle sans fin de décadence et de renaissance. Chaque tesson, chaque bout de bois, chaque éclat de pierre avait été réutilisé cent fois pendant deux cents générations.

Des Thangs de basse caste et des Gris trapus et macrocéphales, tapis dans les encoignures, suivaient Reith et Cauch des yeux. Une odeur pestilentielle imprégnait l’air.

Derrière les baraques s’étendait une zone qui n’était qu’une succession de monceaux de détritus et de flaques de boue où poussaient, ici et là, quelques buissons rouges et épineux. Reith repéra le psilla qu’il avait remarqué : l’arbre qui se dressait devant le mur protégeait de son ombre une bâtisse de brique en parfait état. La porte, faite de solides panneaux de bois renforcés de ferrures, était munie d’une impressionnante serrure d’acier. L’édifice était accolé au mur.

Reith inspecta les environs. Il n’y avait personne hormis quelques enfants nus qui pataugeaient dans une mare limoneuse. Il s’approcha du bâtiment. La serrure, le cadenas, les gonds étaient à toute épreuve. Pas de fenêtre, aucune ouverture à l’exception de la porte.

— Je suis satisfait, déclara le Terrien.

— Vraiment ? s’exclama Cauch avec étonnement. Pour ma part, je ne vois rien de particulier. C’est toujours à la course d’anguilles que tu penses ?

— Évidemment.

Ils rebroussèrent chemin.

— Vraisemblablement, nous pourrions nous débrouiller tout seuls, reprit Reith. Cependant, la collaboration de deux personnes dignes de confiance faciliterait les choses.

Cauch lui décocha un regard où se lisaient de l’incrédulité et une sorte de terreur respectueuse.

— Tu comptes sérieusement gruger le montreur d’anguilles et lui extorquer de l’argent ?

— Oui, s’il rembourse les gagnants.

— Là, tu n’as rien à craindre. Il paiera… à condition qu’il y ait des gagnants. Et, dans cette hypothèse, comment envisages-tu le partage ?

— La moitié pour moi, l’autre moitié pour toi et nos deux associés.

Cauch fit la moue.

— Cela ne me paraît pas très honnête. Quand on entreprend quelque chose en commun, on ne doit pas s’octroyer trois fois autant que les autres.

— Je ne suis pas de ton avis. Autrement, personne ne gagnerait rien.

— L’argument ne manque pas de poids, admit Cauch. Nous allons opérer comme tu le suggères.

Ils regagnèrent le café. Reith chercha Zap 210 des yeux mais elle était invisible.

— Il faut que j’aille chercher ma compagne, dit-il à Cauch. Elle m’attend sûrement à l’hôtellerie.

Le Zsafathrien approuva d’un geste aimable et Reith alla à l’auberge. Mais Zap 210 n’y était pas. Il s’informa auprès du portier qui lui dit que la jeune fille était sortie mais n’avait pas précisé l’endroit où elle se rendait.

Le Terrien jeta un coup d’œil sur les quais. À droite, des débardeurs vêtus de tuniques d’un rouge délavé déchargeaient un navire ; à gauche, c’était le bazar et son animation.

Il n’aurait jamais dû laisser cette petite toute seule, surtout dans l’état où elle se trouvait ce matin, se morigéna-t-il. Il avait tenu pour acquis qu’elle était mentalement stable et n’avait jamais cherché à percer sa psychologie. Il avait fait preuve de rudesse et d’égoïsme – et il s’en voulait. Zap 210 avait subi des traumatismes émotionnels particulièrement violents et dramatiques : toute sa conception de la vie et de ses mécanismes avait été remise en question d’un seul coup.

Il retourna au café. Cauch le considéra d’un regard placide et affable.

— Tu as l’air soucieux.

— Je n’ai pas retrouvé la jeune fille qui m’accompagne.

— Bah ! Elles sont toutes les mêmes. Elle est allée acheter quelque babiole au bazar.

— Non, elle n’a pas d’argent sur elle. Elle est totalement inexpérimentée. Elle ne serait allée nulle part… sauf…

Le Terrien se retourna pour regarder les collines sur le chemin desquelles se dressait le château des goules. Zap 210 avait-elle sérieusement envisagé de retourner aux Abris ?

Une idée soudaine le glaça. Les Gzhindra ! Il fit signe au jeune serveur thang.

— Ce matin, j’ai pris mon petit déjeuner avec une dame, lui dit-il. Est-ce que tu te souviens d’elle ?

— Oui. Elle avait un turban orange comme une Hedaïjhan.

— L’as-tu revue depuis ?

— Oui. Elle s’est installée là en compagnie du champion Otwile. Elle portait la ceinture de la sollicitation. Ils ont bu du vin, et ils sont partis ensemble.

— Elle l’a suivi de son plein gré ? s’étonna Reith.

Le garçon eut un haussement d’épaules indifférent et hypocritement insolent.

— Elle portait l’écharpe et elle n’a pas poussé de hauts cris. Elle s’appuyait à son bras. Peut-être pour marcher droit car, à mon avis, elle était un peu grise.

— Où sont-ils allés ?

Nouveau haussement d’épaules.

— Otwile n’habite pas bien loin. Peut-être se sont-ils rendus chez lui.

— Montre-moi le chemin.

— Non ! s’exclama le jeune Thang en secouant énergiquement la tête. Je suis de service et je n’ai nulle envie de me mettre Otwile à dos.

Reith bondit sur le garçon qui, prit de panique, battit en retraite.

— Vite ! fit le Terrien d’une voix sifflante.

— Eh bien, viens. Mais dépêche-toi. En principe, je ne dois pas quitter mon poste.

Ils s’enfoncèrent au pas de charge à travers les ruelles noires et humides d’Urmank. Ici et là, les rayons d’or bruni de 4269 de La Carène luisaient obliquement derrière les pignons biscornus des hauts édifices. Enfin, le Thang s’arrêta et, tendant le doigt, désigna une venelle conduisant à un jardin aux frondaisons vertes et écarlates.

— Otwile habite au fond, dit-il.

Et il détala.

Une villa faite de poutres sculptées et de fibres translucides était tapie derrière les arbres. Reith avança. Soudain, une exclamation outragée lui frappa les oreilles :

— Impure !

Puis il y eut le bruit d’un coup que suivit un gémissement.

Les jambes flageolantes, Reith continua d’avancer. Il ouvrit la porte.

Zap 210, nue et le regard vitreux, était affalée par terre. Otwile la dominait de toute sa taille. La jeune fille se tourna vers le Terrien. L’une de ses joues était marquée de rouge.

— Qui es-tu pour faire ainsi intrusion chez moi ? demanda Otwile à voix basse, visiblement outragé.

Reith l’ignora. Il ramassa la tunique de Zap 210, qui n’était plus qu’un chiffon lacéré, puis se retourna pour regarder Otwile.

— Viens, Adam Reith, fit Cauch, debout sur le seuil. Amène ta fille et ne te mets pas dans le pétrin.

Reith ignora ces objurgations. Lentement, il s’approcha d’Otwile qui attendait, sardonique, les poings sur les hanches. Le champion avait quinze centimètres de plus que lui. Il le considérait avec un sourire glacé.

— Ce n’était pas de sa faute, murmura Zap 210 d’une voix rauque. Je portais l’écharpe orange… Je ne savais pas…

Sans hâte, Reith se retourna. Apercevant la robe grise de la jeune fille, il la lui passa. Otwile était visiblement dans tous ses états. Le Terrien eut toutes les peines du monde à refouler le cri d’affliction, de pitié et de joie sinistre qui lui montait à la gorge. Il prit Zap 210 par la taille et la poussa vers la porte.

Otwile n’était pas content. Il s’était attendu à quelque chose – une gifle, un mouvement, voire une simple parole qui aurait été pour lui le prétexte à défouler ses muscles. Ainsi donc, le plaisir de tomber à bras raccourcis sur l’intrus qui avait violé son domicile lui était refusé ? La fureur qui bouillonnait en lui éclata : il bondit et lança sa jambe en avant.

Cette attaque réjouit Reith. Il empoigna le pied d’Otwile, exerça une torsion suivie d’une traction et balança le champion sautillant à cloche-pied dans le jardin. Otwile s’effondra au milieu d’un bouquet de bambous écarlates. Mais il rebondit comme un léopard. Immobile, les bras écartés, grimaçant hideusement, il serrait et desserrait les poings. Reith le frappa en pleine face, mais l’autre ne parut pas s’en apercevoir. Il chargea. Reith recula, martelant les épais poignets de son adversaire qui finit par l’acculer contre le mur. Le Terrien feinta, lança un crochet du gauche et s’égratigna les phalanges sur le menton d’Otwile. Celui-ci fit deux bonds, poussa un atroce hurlement enroué et expédia une méchante manchette à son adversaire. Adam Reith se plia en deux pour esquiver, frappa le colosse en pleines tripes et, quand Otwile leva le genou, il empoigna sa jambe, le souleva et le lutteur s’étala avec un bruit sourd. Il resta étendu sur le dos un moment, complètement étourdi, puis se mit péniblement sur son séant. Reith ne lui accorda qu’un seul coup d’œil. Il entraîna Zap 210 hors du jardin. Bien poliment, Cauch s’inclina devant le vaincu et suivit le couple.

 

Reith reconduisit Zap 210 à l’hôtel. Elle s’assit sur son lit, serrant sa robe grise sur son corps. Elle était toute molle et avait l’air misérable. Le Terrien prit place à côté d’elle.

— Que t’est-il arrivé ?

Les larmes ruisselaient sur les joues de la jeune fille. Elle se cacha la figure dans les mains. Reith lui caressa les cheveux. Elle s’essuya les yeux.

— Je ne sais pas ce que j’ai fait de mal… à moins que ce ne soit l’écharpe. Il m’a fait boire du vin. La tête me tournait. Il m’a entraînée, nous avons suivi des rues… J’étais toute drôle. Je pouvais à peine marcher. Nous sommes arrivés chez lui. J’ai refusé de me déshabiller et il s’est mis en colère. Et puis, il m’a vue et sa colère a redoublé. Il a dit que j’étais impure… Je ne sais pas ce que j’ai, je suis malade, je vais mourir.

— Mais non ! Tu n’es pas malade et tu ne vas pas mourir. Ton corps s’est enfin mis à fonctionner normalement. Tout va bien.

— Je ne suis pas impure ?

— Bien sûr que non ! (Reith se leva.) Je vais dire à une servante de venir s’occuper de toi. Repose-toi tranquillement et dors jusqu’à mon retour. J’espère que, lorsque je te rejoindrai, j’aurai suffisamment d’argent pour que nous puissions prendre un passage à bord d’un bateau.

Elle acquiesça, l’air apathique, et Reith la quitta.

 

Cauch était au café en compagnie de deux jeunes Zsafathriens qui étaient venus à Urmank dans le second chariot. Il fit les présentations :

— Voici Schazar et voilà Widisch. Tous deux sont considérés comme des gens compétents. Je ne doute pas qu’ils donneront satisfaction dans les limites du raisonnable.

— Eh bien, au travail ! fit Reith. Nous n’avons pas de temps à perdre, si vous voulez mon avis.

Tout en suivant le quai, le Terrien exposa sa théorie à ses compagnons.

— À présent, nous allons la mettre à l’épreuve. Cela étant dit, il se peut que je me trompe et, en ce cas, nous ferons chou blanc.

— Non, fit Cauch. Tu as employé un extraordinaire processus mental pour étayer une hypothèse qui me paraît maintenant être une vérité limpide.

— Ce processus a un nom : cela s’appelle la logique. On ne peut malheureusement pas toujours s’y fier. Mais nous verrons bien.

Plusieurs personnes étaient déjà assises sur des bancs devant la baraque du montreur d’anguilles, attendant l’ouverture. Reith pressa le pas. Il franchit le portail, traversa le sordide quartier de la Vieille Ville et se dirigea vers la bâtisse qui se dressait à l’ombre du psilla. Le groupe fit halte à une cinquantaine de mètres et se dissimula dans une cabane délabrée.

Dix minutes s’écoulèrent. Reith commençait à s’impatienter.

— Sommes-nous arrivés trop tard ? Ce n’est pas possible !

— Je vois venir deux hommes, laissa tomber le jeune Schazar en tendant la main vers la muraille.

Les deux hommes en question s’approchèrent. L’un d’eux était vêtu de la blanche tunique flottante et coiffé du chapeau blanc des Sages de l’Île d’Erze.

— C’est le montreur d’anguilles, souffla Cauch.

L’autre, plus jeune, avait une culotte rose et une cape de même couleur. Tous deux avançaient d’un pas nonchalant et plein d’assurance. Ils se séparèrent à quelque distance de la bâtisse. Le montreur d’anguilles franchit le portail et disparut.

— Le plus simple serait d’attirer ce vieux charlatan dans une embuscade et de le soulager de sa bourse, suggéra Widisch. Après tout, le résultat serait le même.

— Malheureusement, répliqua Cauch, il n’a pas un seul sequin sur lui et il le proclame à cor et à cri. Les fonds sont convoyés chaque jour à sa baraque par quatre esclaves armés sous la surveillance de sa première épouse.

Le jeune homme en rose avait atteint la bâtisse. Il inséra une clé dans la serrure, fit trois tours et la lourde porte s’ouvrit. Il entra. Il se retourna, estomaqué, en constatant que Reith et Schazar l’avaient suivi.

Il commença par vouloir jouer les fanfarons :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Écoute-moi bien, répondit Reith. Je ne répéterai pas deux fois. Nous avons besoin de ta collaboration pleine et entière. Sinon, nous te pendrons par les pieds à ce psilla. C’est bien clair ?

— Je comprends parfaitement, fit le jeune homme d’une voix chevrotante.

— Explique-nous la technique.

Comme il hésitait, le Terrien fit signe à Schazar, qui exhiba un rouleau de corde, et le jeune homme en rose se hâta d’obtempérer :

— C’est on ne peut plus simple. Je me déshabille et je m’installe dans la citerne. (Il indiqua un récipient cylindrique d’un mètre quatre-vingts de diamètre installé au fond du hangar.) Il y a un tuyau qui communique avec le réservoir. Le niveau de l’eau dans celui-ci est le même que dans la citerne. Je m’introduis dans le tube. Il y a un espace prévu à l’intérieur du réservoir. Dès que le couvercle est refermé, j’ouvre une chicane. Je me glisse alors dans le réservoir et j’introduis l’anguille qui m’est spécifiée dans le toboggan.

— Comment choisis-tu la couleur de l’anguille ?

— Le patron tape sur le couvercle selon un code.

Reith se tourna vers Cauch.

— Nous avons la situation en main, Schazar et moi. Va prendre place à la table de jeu. (Il revint au jeune homme en rose :) Y a-t-il assez de place pour deux sous le réservoir ?

— Oui, mais tout juste, fit l’autre de mauvaise grâce. J’ai une question à poser : si je coopère avec vous, que dirai-je pour ma défense à mon maître ?

— Tu n’auras qu’à être franc et lui expliquer que tu attaches plus de prix à ta vie qu’à ses sequins.

— Il répliquera que, pour lui, c’est tout le contraire.

— Dommage ! Mais ce sont les aléas du métier. Quand dois-tu avoir rejoint ton poste ?

— D’ici une minute environ.

Reith commença à se déshabiller.

— Si, par quelque bévue de ta part, nous nous faisions surprendre… je suis sûr que tu vois aussi bien que moi quelles en seraient les conséquences ?

L’apprenti grommela un vague assentiment et ôta sa robe rose.

— Tu n’as qu’à me suivre, fit-il en entrant dans la citerne. Il fait noir mais c’est tout droit.

Reith le rejoignit. Le garçon aspira profondément et plongea. Le Terrien imita son exemple. Au fond de la citerne, il y avait un tube horizontal de près d’un mètre de diamètre. Il s’y glissa derrière l’apprenti.

Tous deux firent surface dans une cavité d’un mètre vingt de long, de quarante-cinq centimètres de haut et de trente centimètres de large. Des interstices prévus à cet effet laissaient entrer le jour et permettaient de voir les tables de jeu. Reith put ainsi s’assurer que Cauch et Widisch avaient pris place devant le comptoir.

La voix du montreur d’anguilles s’éleva, toute proche :

— Bienvenue à tous ! Aujourd’hui encore, nous allons assister à des courses passionnantes. Qui gagnera ! Qui perdra ? Nul ne le sait. Peut-être moi, peut-être vous. Mais il y aura de l’amusement pour tout le monde. Je m’adresse à ceux qui ne connaissent pas encore notre petit divertissement. Vous remarquerez que le tableau qui se trouve devant vous comporte onze couleurs. On parie sur celle de son choix. Si elle gagne, on touche dix fois la mise. Les couleurs des anguilles sont les suivantes : blanc, gris, roux, bleu pâle, mauve, rouge, vermillon, indigo, vert, violet et noir. Y a-t-il des questions ?

— Oui, dit Cauch. Quel est le plafond des mises ?

— Le coffre que l’on vient de m’apporter contient dix mille sequins. C’est là ma limite. Je ne paye pas au delà. Et maintenant, faites vos jeux !

D’un œil expérimenté, le montreur d’anguilles évalua les paris engagés. Il souleva le couvercle, plaça les anguilles dans le puits central.

— Les jeux sont faits !

Il tapota sur le couvercle : tap-tap, tap-tap.

— Deux – deux, murmura l’apprenti. C’est le vert.

Il fit glisser un panneau, entra dans le réservoir, attrapa l’anguille verte et l’introduisit dans l’orifice du toboggan. Cela fait, il regagna sa place et referma le panneau.

— C’est la verte qui a gagné ! s’écria le bateleur. Je paye ! Vingt sequins à ce robuste gaillard, matelot de son état… Faites vos jeux ! Faites vos jeux !

Il tapota de nouveau sur le couvercle : tap, tap-tap-tap.

— Vermillon, souffla l’apprenti.

Et il se livra à la même opération que précédemment.

— Le vermillon gagne !

Reith gardait l’œil collé à un interstice. Chaque fois, Cauch et Widisch avaient risqué deux sequins. Au troisième tour, l’un et l’autre jouèrent trente sequins sur le blanc.

— Les jeux sont faits… rien ne va plus !

— Le couvercle retomba. Tap tap.

— Le marron, fit l’apprenti à voix basse.

— Mets l’anguille blanche.

Le garçon poussa un geignement à fendre l’âme – et obéit.

La voix satisfaite du montreur d’anguilles s’éleva de nouveau :

— Et voilà une nouvelle compétition entre ces étonnantes petites créatures ! Cette fois, la couleur gagnante est… le marron ! Marron ? Blanc ! Eh oui… c’est le blanc ! Ah là là ! En vieillissant, je deviens aveugle aux couleurs ! Quelle misère pour un pauvre vieillard… Nous avons deux gagnants ! Trois cents sequins pour toi et trois cents sequins pour toi… Empochez vos gains, messieurs. Quoi ? Vous remettez tous les deux en jeu ce que vous avez gagné ?

— Eh oui ! Il semble que la chance nous sourie, aujourd’hui.

— Et vous misez tous les deux sur le rouge ?

— Oui. Regarde ce vol d’oiseaux couleur de sang ! C’est un présage.

Souriant, le montreur d’anguilles leva la tête.

— Qui donc est capable de pénétrer les voies de la nature ? Je fais des vœux pour que vous vous trompiez. Bien… Tout le monde a parié ? Alors, je remets les anguilles dans le réservoir, je baisse le couvercle et que la plus résolue l’emporte ! (Sa main s’attarda sur le couvercle qu’il toqua du doigt une seule fois.) Elles se contorsionnent, elles cherchent, la lumière leur fait signe. Nous allons bientôt savoir s’il y a un vainqueur… Et voilà la gagnante ! N’est-ce pas la bleue ? (Il poussa un grognement involontaire.) La rouge ! (Il dévisagea les deux Zsafathriens.) C’est stupéfiant, mais vos présages étaient justes.

— Qu’est-ce que je te disais ? rétorqua Cauch. Maintenant, paye-nous.

Lentement, le montreur d’anguilles compta deux fois trois mille sequins.

— C’est stupéfiant, répéta-t-il. (Il jeta un coup d’œil songeur au réservoir.) Avez-vous remarqué d’autres présages ?

— Non, rien de significatif. Mais je vais quand même continuer de parier. Cent sequins sur le noir.

— Moi aussi, déclara Widisch.

Le bateleur hésita. Il se frotta le menton, balaya le comptoir du regard.

— Extraordinaire. (Il remit les anguilles dans le vivier.) Tous les paris sont pris ? (Sa main était posée sur le couvercle. Du bout des ongles, il toqua deux fois comme par nervosité.) Parfait ! J’ouvre le portillon. (Il actionna le levier et s’approcha du déversoir.) La voilà qui arrive ! Quelle est sa couleur ? Noire !

— Bravo ! s’exclama Cauch. Enfin, après avoir gaspillé pendant des années notre argent sur ces maudites anguilles, nous rentrons dans nos frais ! Paie-nous ce que tu nous dois, je te prie.

— Certainement, fit le montreur d’anguilles d’une voie grinçante. Mais je ne peux pas travailler davantage aujourd’hui. Mes articulations me font mal. Les courses d’anguilles sont terminées.

Reith et l’apprenti se hâtèrent de regagner le hangar. Le second enfila sa robe rose, coiffa sa calotte et tourna les talons.

Le Terrien et Schazar croisèrent le montreur d’anguilles au moment de franchir le portail. Sa tunique blanche flottait au vent. Son visage, habituellement avenant, était marbré de plaques cramoisies. Il faisait des moulinets menaçants avec le bâton qu’il avait à la main.

Cauch et Widisch les attendaient sur le quai. Le premier tendit à Reith une bourse plaisamment ventrue.

— Voici ta part : quatre mille sequins. On peut dire que cette journée a été édifiante.

— Nous avons fait du bon travail. Notre association a été profitable à tout le monde, ce qui est une chose assez rare sur Tschaï.

— Nous, nous repartons immédiatement pour Zsafathra, annonça Cauch. Et toi ? Quels sont tes projets ?

— Des affaires urgentes m’appellent. Moi aussi, je compte partir le plus vite possible avec ma compagne.

— En ce cas, je te fais mes adieux.

Les trois Zsafathriens s’éloignèrent et Reith passa par le bazar, où il fit diverses emplettes. De retour à l’hôtellerie, il alla frapper à la porte de Zap 210, le cœur battant.

— Qui est là ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

— C’est moi… Adam Reith.

— Un instant…

La porte s’ouvrit. Zap 210, les joues rouges et l’air somnolent, était debout sur le seuil. Elle portait sa robe grise, qu’elle venait tout juste d’enfiler.

Reith posa ses paquets sur le lit.

— Tout cela est pour toi.

— Pour moi ? Qu’est-ce que c’est ?

— Tu n’as qu’à regarder.

Elle lui adressa un regard méfiant et entreprit de défaire les colis. Elle resta longtemps immobile à contempler leur contenu.

— Cela te plaît-il ? lui demanda Reith, mal à l’aise.

— C’est comme ça que tu veux que je sois habillée ? s’exclama-t-elle, apparemment dépitée. Comme les autres ?

Reith fut abasourdi par cette réaction. Ce n’était pas celle qu’il attendait.

— Nous allons partir en voyage, répondit-il en pesant soigneusement ses mots. Il est préférable de passer inaperçu dans toute la mesure du possible. Rappelle-toi les Gzhindra ! Il faut nous habiller comme les gens avec lesquels nous voyagerons.

— Je vois.

— Qu’est-ce qui te plaît le plus ?

Zap 210 examina tour à tour une robe vert sombre, une blouse orange vif accompagnant un pantalon blanc et bouffant, un ensemble brun assez impertinent que complétaient un boléro et une courte cape noire.

— Je ne sais vraiment pas s’il y a là-dedans quelque chose qui me plaît.

— Essaye un ensemble.

— Tout de suite ?

— Bien sûr !

Elle reprit tour à tour les différents effets et regarda Reith. Il sourit.

— D’accord… Je te laisse.

Une fois dans sa chambre, il se changea lui aussi. Il avait acheté un pantalon gris et une veste bleu foncé. Il décida de ne pas s’encombrer de la tunique grise en matière végétale qu’il portait. Au moment de la jeter, il sentit le portefeuille. Il eut une brève hésitation, puis le glissa dans la doublure de sa nouvelle veste. Ces documents avaient, à tout le moins, valeur de curiosité. Puis il descendit dans la salle commune, où Zap 210 ne tarda pas à le rejoindre. Elle avait jeté son dévolu sur la robe verte.

— Pourquoi me regardes-tu comme cela ? s’insurgea-t-elle.

Reith ne pouvait pas lui dire la vérité – qu’il se rappelait le jour où il l’avait rencontrée pour la première fois. C’était alors une épave neurasthénique engoncée dans une houppelande noire qui l’enveloppait comme un linceul, une malheureuse créature blême et fragile. Son regard avait encore quelque chose de rêveur et de désenchanté mais sa pâleur était maintenant celle d’un ivoire satiné – le soleil était passé par là. Et ses cheveux noirs faisaient des boucles sur son front et derrière ses oreilles.

— J’étais en train de penser que cette robe te va à merveille.

Elle esquissa une grimace : une torsion des lèvres qui était presque un sourire.

Ils sortirent et se dirigèrent vers le Nhiahar. Le patron, taciturne, était en train de faire ses comptes dans le salon.

— Vous voulez vous rendre à Kazaïn ? Je ne peux vous proposer que la cabine de luxe à sept cents sequins. Ou bien deux couchettes à deux cents dans le dortoir.